Je suis dans le salon. Dans le salon, il y a la grande table en chêne, enfin je crois que c’est du chêne, j’adore cette table et les 8 chaises. Pendant les repas, quand il y a des invités on tire les rallonges, il faut faire attention de ne pas se coincer les doigts. C’est marrant j’ai l’impression qu’il y avait souvent des invités… Mais en fait, non, je ne crois pas. C’est juste qu’à chaque fois ça me marquait, alors dans mes souvenirs c’est resté, alors que les fois où on n’était que nous, ca fait comme si 100 repas étaient égal à un… puisqu’ils étaient presque tous pareils. Ce n’est pas grave. Je me rappelle, quand il y avait des invités j’adorais, vers la fin du repas, quand on avait fini de manger, et que les adultes restaient à table pour discuter, j’adorais me glisser sous la table et jouer au milieu des pieds des adultes. Alors ce plaisir je l’ai associé à cette table. Juste en voyant la table je me retrouvais instantanément en dessous, comme un jour de fête, simplement en la regardant.
Voilà, je suis dans le salon, il y a la table et il y a le tournedisque. C’était le tournedisque de ma soeur. A l’époque on ne disait pas platine vinyl, éventuellement platine disque, mais on disait surtout tournedisque. Ma soeur n’était plus à la maison, mais son tournedisque si ! Elle vivait maintenant en couple et son compagnon avait un bien plus joli tournedisque que nous. Alors, nous, on avait gardé son tournedisque. Et désormais il n’était plus dans sa chambre, mais dans le salon.
C’est drôle je me rappelle bien de cette maison, on y est resté même pas un an… Moi j’ai l’impression qu’on y est resté des années… J’étais en CP, j’apprenais à lire (j’avais du mal, les p, les b, les d, les t… pfff c’était trop trop dur) et donc j’ai l’impression qu’à ce moment précis j’étais souvent tout seul à la maison. Car je me rappelle avoir été très souvent dans le salon pour écouter des disques que je mettais tout seul sur la platine, euh, le tournedisque. Et mon préféré c’était Gilbert Bécaud.
Et chez Gilbert Bécaud, ma préférée c’était le Petit oiseau de toutes les couleurs. Je mettais cette chanson et je courais partout. J’étais dans la chanson. Il fallait absolument absolument que j’attrape ce petit oiseau. Je courais dans tous les sens, comme Bécaud dans la chanson… Et c’est terrible parce qu’à la fin de la chanson, il ne réussit pas à l’avoir ce petit oiseau. Non, le petit oiseau il s’envole très loin, il part traverser l’océan et c’est pour ça qu’on ne pouvait plus le poursuivre avec Bécaud, parce qu’on ne savait pas nager (en tout cas pas moi) et il n’y avait pas de bateau dans la chanson. Donc, le petit oiseau, il partait pour toujours. L’avantage c’est que moi je pouvais remettre la chanson et recommencer.
C’est certainement quelque chose qui est resté très ancré en moi. Cette identification très forte, cette catharsis. Le sentiment que ce que vit l’artiste je le partage, je le vis aussi. Bécaud, son interprétation c’était ça. Il vivait la chanson, comme dans l’Orange ou dans le Marché. Il va faire ses courses, on est avec lui. Et puis quand il est tout seul sur son étoile, on est tout seul nous aussi. Quand Jules joue du violon, c’est dingue, on est à la fête avec tout le village. Rosy and John, quelle aventure ces deux-là. Les cerisiers qui sont blancs, avec toutes les fleurs, et dans cette chanson, moi j’étais Paul, mais c’était terrible, parce que Paul dans la chanson il doit partir jouer, alors qu’il se passe des trucs terribles avec la cousine… L’horreur ! Bécaud c’était un spectacle pour moi tout seul dans le salon.
Je crois qu’il m’a le premier transmis cet amour de partager des émotions avec quelqu’un d’autres. Le fait de vivre ensemble un même sentiment. Gilbert Bécaud c’est un pilier. C’est une sorte de phare dans ma vie, qui m’éclaire et me donne une direction : partager c’est vivre.
A.R. le 5/11/2023